Dans le très intéressant livre (numérique ? numérisé ?) d’Alain Pierrot et Jean Sarzana, « Impressions numériques », paru cette semaine chez publie.net, on trouve, entre quantité de réflexions pertinentes sur l’édition numérique, un chapitre sur la lecture dont voici un extrait :
« Jusqu’à présent, le lecteur, ce papillon insaisissable, s’est échappé souvent du filet des chasseurs, il a su garder son mystère. Dans l’univers numérique, le voilà devenu un référent absolu, invasif et incontournable, qu’il s’agisse de son recours croissant aux tablettes de lecture pour les œuvres numérisées, ou de sa contribution escomptée aux œuvres numériques ouvertes. Aux Etats-Unis, où ils sont très développés, les réseaux sociaux de lecteurs contribuent déjà à façonner une nouvelle économie du livre, autant que les maisons d’édition elles-mêmes. En position centrale, adulé et prioritaire, le lecteur de l’âge numérique va se voir toujours davantage attendu, observé, palpé de toutes parts : Que lit-il ? Pourquoi le lit-il ? Qu’aimerait-il lire ? Que pourrait-il bien avoir envie d’aimer lire ? Les librairies en ligne et les nouveaux systèmes de lecture assistée donnent beaucoup à craindre pour la liberté du lecteur. Sans qu’il en soit toujours conscient, il va dorénavant alimenter des statistiques de plus en plus fines contribuant à fixer son profil. Nous courons tous le risque de nous voir bientôt littérairement tracés. Et comment l’agrégateur, ou l’éditeur lui-même, résistera-t-il à la tentation de calibrer ses bouquets éditoriaux en fonction de ses lecteurs-types ? La formule de l’abonnement, dont le champ sera forcément limité aux textes disponibles, aura le temps de formater les lectures, donc les lecteurs, avant que l’on retrouve l’infini des ouvrages sous une forme numérique interopérable. Peut-être est-ce là une vision un peu trop orwellienne de l’avenir. Peut-être aussi nous va-t-il falloir apprendre à déjouer les automatismes numériques, à échapper aux filatures, bref à ruser avec le réseau. »
Comme en écho, sur le même thème, ce billet d’Hubert Guillaud : « pour rester maître de nos lectures il va falloir le demander », qui commence ainsi :
« Apple, Google et Amazon – ainsi que la Fnac bientôt avec son fnacbook, Chapitre.com et le sien… – savent très bien ce que vous lisez. Ils savent qui vous êtes : nom, prénom, adresse, numéro de carte bancaire, site web, parfois ils savent même si vous êtes auteur, lecteur, ou éditeur. Ils connaissent tous les livres que vous consultez en ligne ou achetez dans leurs boutiques (pas dans celles des autres), ceux que vous avez envie d’acheter et ceux que vous recommandez à vos proches. Ils connaissent le nom des fichiers contenus dans vos machines. Il savent quand vous achetez un titre. Comment vous l’achetez. Où vous en êtes dans votre lecture. Ils connaissent les passages que vous avez annotés. Ils peuvent en déduire le temps que vous avez mis à lire un livre. Les moments où vous l’avez lu. »
Visiblement, le temps du numérique est favorable aux chasseurs de papillons. Redevenir chenille ? Lire en cachette, comme faisaient autrefois les enfants à la lueur d’une lampe de poche sous les couvertures ? Ou laisser, consciemment, des traces signifiantes de nos lectures sur le web ? Faudrait-il, à cause des chasseurs, se priver de ce cabinet de lecture virtuel et partagé ?
Merci, Virginie. Dans le Sarzana/Pierrot, m’avait beaucoup touché cette mise en circularité du texte en intégrant problématiques du lecteur et de l’auteur à celles du livre lui-même.
Un article très intéressant. Je me promets déjà d’aller lire « Impressions Numériques ».
Je me permets d’offrir un début de réponse aux questions qui clôturent votre billet.
Oui, le lecteur numérique laisse derrière lui beaucoup plus d’informations sur ses habitudes de consommation que le lecteur traditionnel. Oui, ces informations sont compilées puis utilisées au mieux de leur profit par les acteurs de l’édition numérique. Toutefois, l’erreur serait de croire que ce profilage silencieux s’effectue au détriment du lecteur. En effet, et c’est peut-être ce qui coince dans votre métaphore chasseurs/papillons, l’éditeur et le distributeur ne sont pas les prédateurs du lecteur (bien qu’ils dépendent de lui pour vivre) mais plutôt ses partenaires dans la circulation et la consommation du contenu culturel. Si les premiers cherchent à vendre des livres, le second cherche à en acheter. Aussi, tout deux gagnent à ce que le bon livre trouve son destinataire.
Le fournisseur de contenu en ligne, via le profilage, devient un conseiller sans visage – analogue décorporalisé du libraire – qui connait les goûts de l’utilisateur et est capable de l’orienter dans sa recherche. Combien de bons ouvrages trouvés grâce aux suggestions d’achat d’Amazon ou aux recommandations ciblées des librairies numériques? Plus généralement, combien de liens pertinents repérés grâce au système d’affichage personnalisé de Google?
Bref, ce que je vois du profilage numérique n’a rien de dystopique ou d’orwellien– du moins pas dans le strict domaine du livre. Il permet aux vendeurs d’optimiser leurs ventes et aux lecteurs d’obtenir plus rapidement ce qu’ils recherchent. Il permet, de surcroît, à tous les acteurs du milieu du livre (critiques, chercheurs et lecteurs inclus) de disposer d’informations et de statistiques plus précises pour diriger leurs choix.