J’ai bien choisi mon titre, vraiment, et je suis bien aise de commencer à rédiger ce billet un jour de congé, parler de nos façons de travailler un jour où je ne travaille pas (je n’ai jamais considéré le fait de tenir ce blog comme un travail) alors que j’ai pris deux jours de congé pour dessiner un grand pont du 14 au 17 juillet, et que je me suis enfuie de Paris, c’est une idée formidable. Oui, car comment réfléchir sur nos façons de travailler en continuant à travailler ? C’est en fait toute la question que je vais finalement essayer d’aborder au prochain TOC, oui, j’ai échappé au truc dont je parlais dans le billet précédent (« the down sides of digital publishing ») : c’était vraiment trop flippant.
Je ne vais pas me lancer dans un truc de consultant sur le changement, il y en a qui font ça très bien, la gestion du changement, avec des formules, des beaux acronymes à mémoriser, des mantra en veux-tu en voilà. Juste essayer de témoigner de ce qui se passe dans de nombreuses maisons d’édition, aujourd’hui, où il est nécessaire de changer certaines façons de travailler, tout en continuant à travailler. Alors que nous sommes pris entre deux flux qu’il est très difficile de concilier : un flux permanent d’informations et d’annonces, d’innovations, et le flux régulier du travail habituel. Comme le résument souvent les équipes que je rencontre : « On a des livres à faire ! ». Et ceux qui disent cela ont raison, ils ont des livres à faire, des manuscrits à lire, des auteurs à rencontrer, des épreuves à corriger, des lancements à organiser. Et ce n’est pas parce que les ventes de livres numériques décollent aux USA, que les publicités pour l’iPad surgissent sur les abribus, ce n’est pas parce que les technologies évoluent, que certains lecteurs s’impatientent de voir grossir l’offre disponible en numérique, que les offices vont être suspendus, que les libraires vont cesser de proposer des livres imprimés, que l’activité habituelle va diminuer brutalement ou s’arrêter. Même si la proportion de ventes de livres numériques atteint aujourd’hui 3% en France, et si on annonce 5, puis 10 ou 15% à moyen terme, il reste aujourd’hui que 97% des ventes de livres sont des ventes de livres imprimés. Oui : « On a des livres à faire. »
Et cependant le changement n’est pas optionnel. Il faut faire ces livres imprimés ET changer cependant notre façon de les faire, pour prendre en compte les changements qui ne nous attendent pas. Et tout le monde déteste le changement, en particulier le changement imposé, celui qui touche aux habitudes de travail, vient chambouler le quotidien, fait surgir des questions là où le savoir-faire et l’expérience avaient apporté des réponses évidentes, si intégrées dans les pratiques que toute idée de question ou de problème était absente. « J’ai toujours fait comme ça. ». Ben oui. Mais c’est fini, toujours, et on va faire maintenant un peu différemment. Pas une bonne nouvelle.
Si encore on avait des recettes, des certitudes, des promesses. Si on pouvait tranquillement montrer une voie claire et dégagée vers un avenir riche d’innovations gratifiantes. Ce n’est pas le cas. L’incertitude est grande sur l’avenir de nos métiers, et ce qu’il est avant tout nécessaire d’apprendre, c’est à vivre avec cette incertitude, à avancer sans crainte vers l’inconnu. Et nous ne sommes pas du tout égaux les uns et les autres dans nos capacités à affronter cette nécessité.
Alors ? Expliquer, informer, répondre aux questions, accompagner. Et se dire, toujours, que si l’autre n’a pas compris, c’est que l’on n’a pas correctement ou suffisamment expliqué, que l’on n’a pas su écouter, et recommencer. Se tenir informé pour essayer de discerner des voies, des pistes, des façons d’avancer. Trouver les sentinelles qui seront les meilleurs relais. Rester enthousiaste. Bannir les mots « peur, danger, crainte », et préférer « opportunité, innovation, imagination ». Saluer chaque avancée, chaque progrès, applaudir les premiers pas, ce sont les plus difficiles, toujours, et tous les voyages commencent ainsi, un, deux, trois pas.
Pourquoi est-ce si difficile ? Je finis pas me dire que les difficultés viennent d’une rupture bien plus radicale que celle qui consiste à mettre en place de nouvelles procédures, permettant de publier simultanément une version numérique et une version imprimée de chaque ouvrage. Même si c’est ainsi que cela commence, forcément. On pense le nouveau avec les outils de l’ancien, c’est toute la problématique du « livre homothétique », du fac-similé numérique d’un livre. C’est toute cette discussion infinie, vraiment infinie sur la définition du livre numérique, ce qu’il est, ce qu’il n’est pas.
La difficulté, c’est celle que nous avons à penser dans le temps. Nous avons du mal, en toute circonstance à penser dans le temps, qui nous échappe par définition. Pour penser, nous arrêtons les choses, nous les fixons, nous attrapons les papillons de la réalité et fixons leurs ailes avec des épingles, simplement pour pouvoir penser calmement. Et le plus gros changement que le numérique entraîne pour le livre, c’est un changement du temps du livre. Chacune des temporalités du livre est revisitée et complètement bouleversée. Le temps de l’écriture, certainement, on peut aujourd’hui voir le texte s’écrire, le texte n’attend plus rien de l’encre et du papier, n’a plus besoin de fixité, il se déploie, il n’a besoin que de 0 et de 1, il s’envole des claviers vers les écrans, à peine écrit il est potentiellement disponible en mille lieux. Et même si l’on choisit de donner au texte la forme close d’un livre, parce que cette forme a bien des avantages, le livre numérique ne meurt jamais, ne s’épuise pas, sa publication est définitive. Placé sur un serveur, il attend son lecteur. Bien sûr, les médiations demeurent. Mais certaines d’entre elles sont des algorithmes. On peut trouver un livre numérique sans le chercher, on peut buter dessus sur le web, en réponse à une requête. Kevin Kelly, dans l’article traduit par Hubert Guillaud met en évidence certaines de ces caractéristiques. Nicolas Carr, dans un livre dont je n’ai lu que des résumés et des extraits, s’inquiète des conséquences sur notre fonctionnement psychique de nos lectures fragmentées, de l’envahissement de nos vies par les écrans et le culte de l’instantané.
Alors bien sûr, on procède par étapes. On part de ce que l’on connaît. Aux librairies qui proposent des livres imprimés s’ajoutent des e-librairies, fondées sur un modèle identique, transposé sur le net. Même si certains, comme Mike Shatzkin, s’interrogent sur le bien-fondé de ce cette transposition, et se demandent si, contrairement à ce que craignent de nombreux acteurs du monde de l’édition, nous n’allons pas assister, plutôt qu’à une très forte concentration des lieux de vente virtuels de livres numériques (la grande crainte des big 3, Amazon, Google, Apple), à une multicplication à l’infini des lieux de disponibilité de ces livres sur le web. C’est ce qu’il appele le « vertical » Chaque carrefour d’audience web, même la plus modeste intersection, rassemblant des gens autour d’un centre d’intérêt, d’une passion, d’un hobby, est une librairie potentielle, pour peu que des solutions distribution et de de vente en ligne soient disponibles et faciles à installer.
Quel tissu de digressions ! Peut-être. Mais comment changer si l’on n’a pas une représentation à peu près nette des directions à prendre ? Si l’on a pas idée de ce qu’est « the big picture » ? Le changement s’articule vraiment dans un va-et-vient permanent entre les représentations et les façons de faire. Et la vision de ce changement s’instruit en permanence du détail de sa mise en œuvre, tout comme ces détails ne peuvent être abordés sans une ligne conductrice, même si celle-ci est parfois en pointillés.
Ce billet est affreusement long, et c’est bon signe : il y a matière à réflexion, évidemment, et à discussion, j’espère. J’aimerais pas arriver au TOC les mains vides. Donc, à suivre…
Bonjour Virginie. Merci pour ce billet. Bien content que tu attaques ce thème plutôt que celui du côté obscur de la force. C’est bien plus intéressant et j’attends la suite avec impatience. Pour ma part, pour réfléchir sur cette question : comment changer tout en continuant à travailler, j’évoquerai la question des alliances. Le meilleur moyen pour un acteur traditionnel pour intégrer, absorber le changement et préparer l’avenir tout en assurant le présent consiste à savoir s’allier avec ceux qui sont porteurs de ce changement et qui viennent quasi-nécessairement de l’extérieur du milieu professionnel. Je pense que nous sommes toujours un peu dans les retombées de l’éclatement de la bulle Internet de 2000 qui constituait une première tentative d’alliance, certes sur de mauvaises bases : la fameuse convergence. Il nous faut repartir à l’assaut aujourd’hui, reconstruire cette alliance mais sur des bases nouvelles, sans doute par le bas des pratiques plutôt que, comme il y a 10 ans, par le haut des mouvements financiers. C’est plus long et plus difficile. C’est ce que que nous tentons en tout cas de faire au cléo, et c’est dans cet esprit que nous avons organisé l’université d’été de l’édition électronique ouverte que tu as eu la gentillesse d’enrichir
…de tes connaissances (mon commentaire est parti tout seul)
Expliquer, informer, répondre aux questions, accompagner…
…et lorsque la rationalité est épuisée, se résoudre à donner à voir, montrer, prendre le risque de réaliser soi-même, avec un minimum de moyens, puisque toute proposition se heurte immédiatement à la question du coût à court terme…
Un sacerdoce, quoi ;-)
Bonjour,
J’ai lu ce matin votre article et je l’ai trouvé très intéressant. Aussi me suis-je permis de le mettre partiellement en ligne sur lireetrelire.unblog.fr avec renvoi vers votre blog pour lecture complète.
Si vous y voyez un inconvénient, je le retirerai, bien sûr.
Bien cordialement
Ping : Aymeric Vincent » Fidéliser Manager » Le changement
@Virginie
Plage : Je viens juste d’enlever mes tongs. C’était bien.
Sacerdoce : Pour ne plus dire « évangélisation »… mais en restant dans le champ lexical de la passion et du dévouement à la diffusion de la bonne parole ;-)
Ne pas perdre de vue son métier d’origine : Oui, une clé se trouve sûrement là, avancer en gardant un cap… et sans la sensation de se retrouver isolé face à la charge de s’interroger sur son métier et ses justifications : c’est là que les voix comme la tienne sont précieuses.
Et en pensant à la technicité du cœur de métier qui me reste le moins étranger, j’ai rêvé qu’on commençait à trouver des éditeurs vraiment capables de pilotage, et pour qui l’analyse d’un log de validation XML n’était pas forcément plus angoissante que pouvait l’être un contrôle de colorimétrie quadri… (ne me réveillez pas).
Je n’ai jamais vu que ce soit les mêmes personnes qui continuent à faire l’activité « classique » tout en prenant en charge les innovations. Les choses n’avancent qu’avec des équipes dédiées aux nouveaux sujets.
En ce sens il n’y a qu’une personne à convaincre, celle qui a la possibilité de mettre en place une équipe dédiée. Si cette personne là est celle qui vous demande de convaincre « les troupes », alors elle ne joue pas son rôle et les choses sont perdues d’avance.
Ping : La fin de l’imprimé | Blogo-Numericus
Comme le disait mieux que moi Henri-Jean Martin, dont j’ai raconté la vie dans un article hommage publié dans différentes revues à son décès, dans différents écrits ou conférences, mais en particulier dans la préface de la thèse publiée d’Alan Marshal, directeur du musée de l’imprimerie de Lyon..de mémoire… »avec les nouveaux médias, internet et les supports mobiles de communication ont remet l’homme dans les conditions de l’oralité… » n’est ce pas là l’explication du mystère de l’instantaneïté et de la dimension volatile et de l’immédiateté du numérique et de ces différentes expressions écrites que l’on retrouve sur différents lieux et différents supports…..dénoncés à tort face à cette révolution de l’écriture et de la lecture contemporaine……l’oralité, la langue, au coeur de la communication directe..mais qui reste indirecte ???
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