Je sais, on dirait un peu un sujet d’examen, mais c’est pourtant une question tout à fait d’actualité… Elle a été posée hier par l’un de ceux qui assistaient à une rencontre débat autour de l’ePaper, qui réunissait Lorenzo Soccavo (l’auteur de Gutemberg 2.0, dont j’ai déjà parlé), Bruno Rives (Tebaldo), Jean-Pierre Arbon (co-fondateur de 0h00.com, aujourd’hui chanteur), Philippe Colombet (Google France). Comme presque toujours, lorsqu’il est question du livre, surtout lorsque l’on s’interroge sur son avenir, la confusion guettait. Quelques divergences sont vite apparues entre ceux (les principaux acteurs étaient dans la salle) qui participèrent au « début du siècle » à l’aventure de l’eBook version Cytale et équivalents, et ceux qui relancent l’affaire aujourd’hui, avec des lecteurs dont la technologie a évolué. Les « modernes » attribuant l’échec de l’eBook 1ère version à la mauvaise qualité des lecteurs (lourds, illisibles au soleil), les « anciens » soutenant que l’échec n’était pas imputable en priorité à la technologie, mais bien plutôt à un ensemble de facteurs ayant trait à des difficultés de commercialisation, à des problèmes de ciblage, à la difficulté de modifier les habitudes. Deux définitions divergentes du livre se mesuraient à travers ce débat : d’une part le livre comme « support de lecture », objet destiné à permettre la lecture, auquel se subsituerait immanquablement un support nouveau, dès que celui-ci serait technologiquement au point, et comporterait des avantages le rendant supérieur à l’actuel livre en papier. Et d’autre part le livre comme œuvre de l’esprit, comme émanation d’une relation complexe auteur(s) / éditeur / libraire / lecteur, inscrit dans un système (la chaîne du livre).
Le fait de modifier l’un des composants du livre, en l’occurrence son « mode d’affichage », oblige à se reposer la question de sa définition, que l’évidence d’un objet qui a si largement fait ses preuves rendait superflue.
Est-ce qu’un texte qu’on consulte sur un écran est encore un livre ? À partir de quand un livre n’est plus un livre ? Est-ce à la qualité de l’écran du « reader » que se mesure son droit à être nommé un livre ?
Ce n’est pas un hasard, je crois, si l’on cherche actuellement, et si l’on a bien du mal à trouver, comme l’a indiqué Bruno Rives, un équivalent français pour l’anglais « eReader ».
Et je continue de me de vous demander : qu’est-ce qu’un livre ?
Coupable de la question, je profite sans vergogne de l’opportunité ici offerte de développer ce qui la motivait.
Il me semble que quand on parle spontanément, sans réflexion, de « livre » on est dans le domaine de la notion et non du concept. Il était ,mercredi 28 mars, manifeste que la notion de livre a une charge affective lourde, « passionnante » [sic, disait-on en langue non vernaculaire, Bruno Rives tenait à la distinction, je la respecterai donc autant que possible au moins pour quelques paragraphes].
Et le débat mêlait hardiment le poids affectif de la notion « livre » et des considérations industrielles et économiques. Amusant, stimulant, utile, réaliste sans aucun doute mais pas bien clarifiant!
Quelques sens, conceptualisables, de « livre » si je me veux rationnel — autant que je puisse l’être :
1. Un livre est un « codex », un ensemble de feuilles « reliées » écrites et/ou illustrées. C’est un produit industriel (ou artisanal — les ateliers de copistes antiques et médiévaux étaient sans doute assimilables à l’un et l’autre domaine). C’est un type d’objet, produit selon des techniques définies, avec des variantes certes, mais assez cernables. On peut, grosso modo, énumérer les ingrédients (support inscriptible, encre, système de « reliure », …).
L’objet d’une industrie de fabrication.
C’est de nos jours l’objet de professions dûment répertoriées par les ministères des finances et de l’industrie, dans le genre imprimeur, relieur, qui trouvent des clients, les plus nombreux et diversifiés possibles pour pouvoir subsister et éviter de se faire dicter les prix par une clientèle prescriptrice trop solidaire.
Une chance ôur les imprimeurs, les techniques d’impression (et leurs machines) peuvent servir à des gens qui n’ont pas besoin de reliure (affichage, emballage, …).
Le poste reliure est moins favorisé quant à la diversité de ses clients, mais on a bien carnet, cahier, etc. qui peuvent sortir des mêmes machines.
Qu’on me livre un ensemble de feuilles, je vous les plie, je vous les assemble, je vous les emballe et je vous rend un objet compact, feuilletable que vous appellerez selon le cas magazine, cahier ou livre.
Pas poétique certes, mais on voit de quoi il s’agit, on peut demander des devis.
2. Le livre du consommateur « destructeur » du bien : un livre ça s’achète dans une librairie (un rayon librairie), ça s’emprunte pour consultation dans une bibliothèque (ou chez quelqu’un) — ça se vole indifférement dans les deux cas de figure ? — mais c’est à peu près tout ce qui peut être mis en commun! Certes, en général (oui, oui, je sais, les librairies et les bibliothèques proposent aussi des objets qui ne sont pas des « codices » — en langue non vernaculaire, pluriel du susdit « codex » — ), c’est un objet produit par l’industrie du point 1, à condition qu’il y ait des traces d’encre sur les feuilles. En plus il y a en général un éditeur, indiqué quelque part (à suivre, on y reviendra). Combien ça coûte ? Eh bien, ça dépend! Pourquoi on se le procure ? Eh bien, ça dépend! Comment, où, à quoi on s’en sert? Eh bien ça dépend!
Une chose est sûre, ça occupe de la place et il y a des éléments de mobilier plus ou moins dédiés à stocker rationnellement les objets livres, rayonnages ou bibliothèques, serre-susdits (i.e. l’équivalent vernaculaire de « codex »). On connaît même un meuble destiné à l’usage de la lecture du livre (vernaculaire), le lutrin!
Je sais où trouver et ranger ce livre là.
Intermède :
Mais ces deux sens-là n’offrent d’intérêt pour le livre électronique que comme gisement d’économies potentiellles (plus de frais de papier, de stockage, une distribution simplifiée, …)
3. Le livre qu’on lit ou qu’on regarde, celui qu’on peut demander au libraire (bibliothécaire) en disant « Je cherche le titre suivant: « , celui qui a un titre donc. Là on parle d’une œuvre, de la transmission du savoir, de la culture (à vous de mettre les majuscules de noblesse en fonction du poids affectif de la notion qui vous parle le plus).
Par exemple les horaires du chemin de fer, l’éphéméride des marées, la table des logarithmes ou la « Recherche », « Madame Bovary ».
Celui qu’on peut vous proposer sous diverses versions : poche, relié, illustré, en livre-audio…
A propos, il me semble que l’on n’imprime plus guère d’horaires des chemins de fer, ni de tables des logarithmes ?
A vous de choisir l’édition, le media qui convient à votre besoin, votre goût, le moment, la situation où vous pensez l’utiliser (la lire ?) par besoin ou par plaisir. Et en plus rien ne vous oblige à rester constant dans votre abord d’une même édition de l’œuvre. Mais l’œuvre, le titre restent fondamentalement semblables dans toutes les éditions et donne lieu à des droits (auteur et copyright).
Est-ce que ça en fait intrinsèquement des « livres » si on les passe au format électronique ?
4. Cherchons du côté des maisons d’édition. Noble métier, où l’on met au service de créateurs, les auteurs, diverses activités plus ou moins techniques pour aider à finaliser l’oeuvre, la mettre en forme, la dupliquer, lui donner toute l’audience qu’elle mérite auprès du plus grand public: la publier. Puis tirer de l’œuvre une juste rémunération reversée aux ayants-droit (le revenu des ventes et cessions moins les frais et commissions correspondant aux services rendus).
Il se trouve que quand la création est imprimée sur un codex, cette activité économique s’appelle l’édition de livre; on parle plutôt de production dans le domaine de l’audio-visuel. Mais hier dans le débat, on a parlé d' »édition » de communauté virtuelle là où j’aurais parlé d’hébergement et de promotion. Et il y a des éditeurs de presse, de lithographies.
Où est le livre ?
On a des produits éditoriaux, diffusés selon des canaux de distribution, sur des medias différents. Le point commun est dans la diffusion (duplication de supports matériels manufacturés ou diffusion immatérielle) assurée à une création par un tiers vers un public.
En l’occurrence l’éditeur offre ses services aux créateurs qui écrivent des textes (ou font des illustrations, propossent des photos) pour corriger, mettre en page, imprimer, relier, stocker, promouvoir, distribuer et diffuser le produit de la création chez des libraires ?
Ne cherchez pas c’est un éditeur de livre!
Mais ce qui est vendu est un produit d’édition sous la forme d’un livre-codex, selon les modes et circuits de diffusion de l’objet livre-codex.
Si on revient maintenant à l’objet du débat « e-paper », on devrait se poser quelques questions :
Pouruoi revendiquer pour les « e-book readers » le positionnement et l’ensemble du champ notionnel du livre ?
C’est tentant, certes, le terme de « Livre » est prestigieux, il recouvre un champ d’activités quasi-infini : « Tout le savoir du monde », ça peut se vendre aux investisseurs!
Ça doit même se vendre comme couvrant tout le marché parce que celui-ci est très petit (moins que celui de la fleur coupée en France, dit-on).
Peut-on utiliser n’importe quelle œuvre (livre sens 3 ou 4) sur e-paper ?
Eh bien! ça dépend (la suite dans une autre tirade, je suis outrageusement long!)
Une proposition, quand même : chercher un nom pour les « readers » qui, grâce au progrès considérable que représente l’e-paper, deviennent le média d’avenir de la lecture, autour du terme de lutrin/lectern.
Je ne me renouvelle guère…
En mai 2001, Frédérique Roussel mettait en forme ainsi ce que je racontais :
http://www.france-mail-forum.de/fmf22/blo/22rousse.html
Voici les notes que j’essayais de mettre en forme pour compléter mon commentaire ci-dessus:
« Peut-on envisager de porter n’importe quelle œuvre (livre sens 3) sur e-paper ?
Aujourd’hui, la réponse est bien évidemment non, pour des raisons techniques et économiques.
Techniquement, à ce jour, on n’a pas encore la couleur et les formats sont limités :
pas question par exemple de reproduire telle quelle une double page de magazine, de manuel scolaire, d’atlas, de catalogue d’exposition.
Il faut donc adapter ou créer les œuvres de ce type en fonction du nouveau média.
Cela n’a rien de nouveau ni de choquant pour un éditeur : entre l’idée d’ouvrage et le produit mis sur le marché, il y a toujours des contraintes et des opportunités liées au support. Le « contenu/fond » n’existe pas sans « contenant/forme » et cela à tous les stades de l’élaboration de l’ouvrage. Dès que l’on change de format, de support, un minimum de travail (donc d’investissement en temps et en argent) est nécessaire pour arriver au produit fini. Cela encourage même la créativité des divers intervenants, des auteurs-rédacteurs aux graphistes-metteurs en page, et des commerciaux-marchandiseurs.
Le papier électronique, dès qu’il pourra être décliné dans une gamme de formats aussi variée que le papier massicoté, sera sans doute prochainement un rude concurrent face aux écrans, dont les contraintes de production impliquent une forte standardisation. Mais le format n’est qu’un aspect par rapport aux diverses fonctionnalités du média et le papier électronique ne rivalise pas (encore) à parts égales avec les écrans en termes de couleur et d’interactivité (annotation, rapidité de navigation). Si l’on ajoute à cela des restrictions de communication pour des raisons (non techniques, celles-là) de protection du contenu…
Économiquement, si le coût d’adaptation est sans doute dans beaucoup de cas assez faible, il faut aussi prendre en considération le marché potentiel, par rapport à ceux ouverts par d’autres médias, en particulier ordinateur et objets nomades communiquant (PDA, téléphones de n-ième génération…). Quitte à investir, les éditeurs, me semble-t-il, sont à l’affût de toutes les opportunités et désormais plutôt bien informés des perspectives de diffusion et des chances de conquérir un marché. Ne pas oublier que le succès d’un éditeur est plutôt mesuré à sa capacité de faire aboutir un minimum de projets pour un maximum de diffusion (un produit unique qui se diffuse à dix mille vaut « plus » que deux à cinq mille, toutes choses égales par ailleurs).
Du pour : le lutrin électronique, vu son coût et sa capacité de stockage risque d’être aussi personnel que le téléphone mobile. Attrayant! ça, comme modèle économique : si on a vendu des abonnements téléphoniques individuels là où la téléphonie fixe vendait des abonnements « familiaux » ou en tout cas liés à des sites à usage collectif, ne pourrait-on pas accroître le marché du produit-livre en vendant des produits individuels à chaque membre d’une famille (plus question de se constituer une bibliothèque familiale où les romans à lire en fonction des programmes scolaires peuvent se passer d’un enfant à l’autre, sinon de génération en génération). »
Ratiocination!
Il doit y avoir mieux à dire (et à dire mieux) :
Bien des choses ont changé depuis 2001 (blogs, accord EMI/Apple annoncé ces jours, commercialisation du e-paper, …).
Comment faudrait-il corriger ce qui était avancé dans cette interview (initialement dans Libération 17/2/2001) ?
Ping : teXtes » Blog Archive » à lire :
Nous avons lancé le sujet de la terminologie française pour l’e-paper. Si vous avez des idées:
http://papierelectronique.blogspot.com/
Le livre soit, mais ce que j’ai voulu faire passer au cours du débat que vous évoquez, notamment dans ma réponse à la question d’Alain Pierrot c’est : et la lecture ?
Il ne faut pas se tromper de question. Tomber du côté des habitudes ou du fétichisme…
Car où réside la valeur : dans le support, ou bien, dans l’intérêt du texte et la qualité de la lecture qui en est faite ?
Je pense pour ma part que dans notre monde multi-pluri-transmédias ce n’est pas l’objet livre qu’il faut sauver (celui-ci doit au contraire évoluer, s’adapter aux ruptures d’usages de lectorats de plus en plus technophiles) mais, c’est l’expérience intime et irremplaçable (par rapport à un objet) de la lecture qu’il faut préserver.
Pour ce faire, les “littéraires” entre guillemets et au sens large doivent s’emparer de ces questions et ne pas laisser les ingénieurs, les techniciens, les informaticiens décider, et, en imposant sur le marché un livre du futur influencer le devenir de la lecture.
Écouter un fichier audio (même s’il s’agit d’une interview d’un romancier), visionner une vidéo (même s’il s’agit de la maison d’un écrivain) ce n’est pas lire.
Déjà, face au flux actuel de la surproduction de titres à la durée de vie courte et l’expansion d’une « world littérature » de super best-sellers, le lecteur tend à devenir de plus en plus un simple consommateur de livres.
C’est pourquoi je pense qu’à côté de dispositifs multimédias convergents, il faudrait que certains des appareils e-paper restent avant toute chose des dispositifs de lecture.
C’est pourquoi je pense que les éditeurs doivent être les donneurs d’ordre et concevoir de nouveaux produits et de nouveaux services qui, tout en intégrant les fabuleuses possibilités offertes par le numérique, préservent l’expérience de la lecture et sauvegardent ce qui fait la noblesse des métiers d’auteur et d’éditeur.
Je souscris tout à fait à la remarque de Lorenzo Scoccavo, sur l’intérêt de la valeur de la lecture.
L’objet livre n’a pas à être fétichisé — il l’est bien trop aujourd’hui par des gens dont on sent sous-jacente la peur de l’autre, surtout si cet autre est d’une jeunesse angoissante pour qui n’accepte pas ou plus la succession des générations et l’évolution.
Et je trouve stimulante sa préconisation d’un support affiché comme support de lecture. (à propos de support, je crains fort que mon idée de « lutrin » n’ait rien d’original : cf. @folio).
Je pense qu’il faut déplacer le débat vers les différents types de lecture (oublier le « Livre ») et le « texte », les analyser, les évaluer (j’ai le souvenir d’une époque où l’on reprochait aux enfants de trop lire et où la résistance passait par les instants de lecture volée — cabinets, lampe électrique après l’extinction des feux au coucher…).
Cela dit, Virginie a bien raison de dire que la situation a considérablement changé depuis cette époque (province française des années 50-60) et l’accès au (plaisir de) savoir est bien plus diversifié.
Je conteste en tout cas les quelques théoriciens (informatiques) de l’information qui déclarent qu’il y a plus d’information dans une image (bitmap) que dans un texte sur le simple décompte du nombre de bits nécessaire pour l’encoder.
Je conteste la mode de la présentation de transparents (slides, « executive summary ») parcourus en un quart d’heure à la place de la lecture des 60 à 70 pages (plus annexes et liens) du résumé du rapport établi par une équipe d’experts, appuyée par une enquête et des entretiens multiples.
La lecture du texte est, à ce jour, irremplaçable pour appréhender les problèmes complexes, — et elle est économique en temps.
Mais, pour autant, la prise en compte des facteurs économiques ne peut être éludée : enjeux de marchés, enjeux de pouvoir, enjeux socio-politiques, tout annonce une bataille pour le contrôle de la « knowledge society » que les (nos ?) instances européennes font avancer, dans un contexte global. Et les enjeux de technologie et d’industrie autant que de politique ne peuvent être ignorés.
Si l’on adhère, comme j’en suis persuadé de longue date, à l’idée que les supports informatiques mobiles sont un considérable progrès par rapport à la culture de l’imprimé (diffuser de meilleurs produits, mieux adaptés aux besoins et usages, vers plus de bénéficiaires, vers plus d’endroits), il faut pourtant organiser leur introduction dans l’économie de la connaissance sciemment et prudemment, sans quoi nous pourrions avoir de mauvaises surprises quant au libre accès à la richesse culturelle des textes.
J’arrive un peu tard dans cette conversation, mais je rebondis sur le all media reader de Virginie. Je suis l’auteur/réalisateur (?) de guides sur les grands de l’espèce humaines (dixit Freud) en l’occurence Léonard. Je « mixte » textes, images, animations, musiques (contemporaines du sujet), vidéos et paroles. Au cours de la « rédaction » de ces ouvrages je n’ai jamais eu un autre sentiment que celui de travailler sur un livre, ou numericodex pour marketer cette nouvelle écriture ;-)
Ping : Irène Delse » Cybook Gen3 : le produit de l’année 2007 ?