Jean-Michel Salaün distingue deux manières de forcer notre attention : l’une qui consiste à pointer du doigt, l’autre qui pointe également du doigt mais s’autorise également à nous taper sur l’épaule.
Pointer du doigt, c’est diriger l’attention vers un lieu précis, proposer que cette chose désignée, à l’exclusion de toute autre, soit considérée pendant un moment déterminé.
Taper sur l’épaule implique plus de proximité, quelque chose comme de la familiarité. C’est faire irruption dans le monde de l’autre, l’interrompre, lui suggérer de changer l’objet de son attention. Pour oser faire cela sans encourir sa colère, il faut avoir des raisons de penser que l’autre sera satisfait de ce changement qu’on lui propose de façon un peu cavalière.
Le livre a le pouvoir de capturer notre attention. Jean-Michel Salaün le décrit comme un dispositif dans lequel l’auteur pointerait en permanence du doigt le texte qu’il a écrit. Est-ce bien le cas de tous les livres ? C’est avec évidence celui de la fiction : Shéhérazade en sait quelque chose, qui captive celui qui veut la mettre à mort par ses récits, remettant sans cesse au lendemain le moment du châtiment. Mais on peut aussi être plongé dans un livre qui ne nous raconte aucune histoire : plongé dans l’étude et la réflexion, plongé dans une rêverie ou des méditations.
Être plongé dans un livre, c’est oublier le livre, oublier le temps qui passe, oublier la page, oublier le texte, c’est vivre sa lecture avec une telle force que le support qui la rend possible disparaît. Dès lors, le livre n’a pas besoin d’être très beau. Il n’a nullement besoin de comporter des images, des vidéos, des sons, des zones interactives. Il doit au contraire se faire oublier. Le gris des caractères doit être régulier. Nous remercions la monotonie des pages, les règles du jeu très simples du feuilletage, ce geste qui peut ainsi devenir complètement machinal. Parce que l’essentiel se passe ailleurs. L’essentiel est invisible. Il se passe dans notre imagination. Les personnages s’y animent. Les paysages s’y peignent. La peur ou l’inquiétude, la tristesse ou la colère, l’impatience ou la curiosité s’y succèdent. Il se passe dans notre intelligence : les questions s’y pressent, les hypothèses s’y bousculent, les notions y sont dévoilées, les définitions s’y déroulent, la compréhension y installe ses quartiers.
Qu’on ne vienne pas, c’est vrai, à ce moment là, nous taper sur l’épaule.
Sur le web, les choses sont bien différentes. Il est possible, mais rare, de s’y plonger dans la lecture continue d’un très long texte. Cependant, nous avons tous fait l’expérience de longues séquences de surf, si longues que des heures ont passé et que la courbature nous guette. Nous sommes plongés, alors, aussi, dans quelque chose, mais sur un mode très différent. Nous naviguons parmi des informations très variées, avec la conscience aigüe et permanente de la concurrence de ces « autres » informations tout autour de celle dont nous sommes en train de prendre connaissance. Mieux, les informations ne sont pas nécessairement concurrentes les unes des autres, mais peuvent parfaitement s’imbriquer, se compléter, et d’un lien hypertexte à un autre notre attention à la fois s’éparpille mais en même temps peut nous permettre de construire du sens, de faire des liens entre différentes informations, voire ajouter des liens dans le réseau parcouru. Et si nous ne plongeons pas vers les mêmes profondeurs, nous plongeons et émergeons, et replongeons, joyeusement, comme des dauphins…
Le bonheur, c’est que ces deux modes de fixation de notre attention coexistent. Mais il n’est pas certain que cela reste le cas très longtemps… et là on va bifurquer vers le précédent article de J.M. Salaün, « génération ou âge connecté ? »
(Voir aussi à propos de l’attention cet article de Piotrr sur Blogo Numéricus.)