En écoutant Bob Young ce matin nous parler de lulu.com, dont il est le fondateur, les questions s’accumulaient dans mon esprit, à la queue-leu-leu, une file de questions dont je savais que j’allais les oublier avant d’avoir eu la possibilité de les poser.
Lorsque Bob Young nous dit : « Autrefois, la personne qui disait « ça, c’est bon, ça, c’est mauvais, c’était l’éditeur. Aujourd’hui, cette personne c’est le public. », ma question surgit sans effort : « Mais est-ce que ce n’est pas un service que nous avons apprécié, en tant que lecteur ? Est-ce que, avec la profusion croissantes d’occasions de fixer notre esprit (livres, films, télé, jeux vidéo, journaux, revues, sites web, blogs, musique etc….) nous n’aurons pas justement un peu de reconnaissance envers celui qui fera le tri, et qui nous évitera de devoir feuilleter 30 très mauvais livres mal écrits avant de tomber sur celui qui est susceptible de nous intéresser ? »
Lorsque Bob Young parle avec beaucoup de justesse de Google, et de Google Search Inside, et du fait qu’aujourd’hui, un livre peut apparaître parmi les résultats de recherche de Google (il dit en riant, et là c’est l’ex-boss de Red Hat qui parle probablement : « Microsoft, ce sont de gentils petits garçons, si on les compare à Google. » , j’ai envie de lui demander : « Alors, une partie du travail de l’éditeur, qui consiste à mettre en contact un lecteur et un auteur, est prise en charge, dans le monde entier, par un seul moteur de recherche, dont on ne connaît pas les critères de classement ? »
Il est sympa, Bob Young. Bien conscient aussi qu’une part des livres publiés sur lulu.com relèvent de ce qu’on appelle en anglais la « vanity edition », il dit, quant à lui, « de la mauvaise poésie, si mauvaise que même votre mère ne voudra pas en acheter un exemplaire… » . Il a la sagesse de ne pas se poser en rival de l’édition traditionnelle. Il ne vient pas piétiner ses plate-bandes. Il permet à un autre marché de se constituer, et il a pour exprimer cela une comparaison efficace : l’arrivée d’eBay n’a pas entraîné la fermeture de Christie’s. Il a facilité au plus grand nombre l’accès à un système de vente aux enchères. Un plus grand nombre qui ne fréquente pas Christie’s, et ne connait peut-être pas son existence.
Il n’est pas éditeur, il permet simplement à chacun de devenir son propre éditeur. Une salve de questions me vient encore : Est-ce qu’elles apprécieront tant que ça, les générations qui arrivent, de devoir non seulement faire leur métier, mais également d’être leur propre éditeur, leur propre producteur de musique, leur propre producteur de films, leur propre fournisseur d’information ? Est-ce que le do-it-yourself étendu à toutes les sphères de la vie culturelle n’apportera que satisfaction, épanouissement et harmonie ? Et qui va se charger de ce qui dépasse la sphère individuelle : constituer une collection, un fonds, construire un catalogue ? Qui se posera la question de ce qu’il convient ou non de conserver, de transmettre ou d’oublier ? La « vanity edition » , n’est-ce pas aussi l’édition instantanée, qui se fiche autant du passé que de l’avenir ?
Lorsque le moment du débat commence, bien sûr, j’ai oublié mes questions. J’écoute tranquillement celles des autres participants (Bouquinosphère bien représentée). Et, au moment de partir, la seule question qui me vient à l’esprit en allant saluer Bob Young est celle-ci : « Could you please tell me why you did steal my daughter’s name for your website ?” Bob Young rigole, et sa réponse me permet de partager avec vous un scoop : l’origine du nom “lulu.com”. Ben oui, pourquoi lulu.com ? Bob Young a trois filles. Sa plus jeune fille, qui a le même âge que « ma » Lulu, l’appelait, lorsqu’elle était petite, « Papeloo », bientôt raccourci en « Lulu » (prononcé en anglais « Loulou ») : « Tu peux me conduire à la patinoire, Lulu ? » Quand il a fallu trouver un mot court, quatre lettres, et facile à retenir, c’est ce surnom que lui avait donné sa fille qui a resurgi.
Bonjour et merci pour ce témoignage.
Une question : a t-il donné des chiffres de ventes ? d’un ratio « nbre de livres / nbre de ventes » ? du trafic sur son site (Fr vs international) ?
Merci,
cédric
« celui qui fera le tri… »
Pensées désabusées de Roy Tennant sur cette thématique :
[trad maison] «La constitution d’une collection est une affaire délicate, et les technologies numériques ne font que la rendre beaucoup, beaucoup plus difficile. Maintenant que pratiquement n’importe qui peut publier, comment décider ce qui est bon et ce qui ne l’est pas ? Quels critères utiliser pour déterminer ce qui vaut la peine d’être conservé et ce qui peut être abandonné ? Il y a des jours où je désespère de jamais savoir. Que dis-je ? Presque toujours, je désespère jamais savoir.
«Il s’écrit actuellement des blogs qui sont plus importants pour le cours de la société humaine que beaucoup des livres qui dorment sans être lus sur nos étagères. Comment les reconnaître quand nous les voyons ? Comment les collecter, les gérer, les diffuser, et les conserver ? Et qu’en sera-t-il, si nous ne le faisons pas ?»
Voir aussi : le travail sur «autorité cognitive et Internet» de Martin Lessard.
Ping : VideoToile » Blog Archive » Etre son propre éditeur
Corrélat, à propos des générations qui suivent et que je fréquente une bonne partie de la semaine, en essayant de les orienter vers la « chaîne du livre », ou vers l’idée d’un littéraire qui ne serait pas que « distraction » : j’ai l’impression d’observer chez eux une grande perméabilité aux possessifs à la mode : « Votre » espace » sur le site machin-chose, « mon » profil, « mes » amis dans Facebook (Face/fesses/fèces de bouc…)… Mais aussi « ma » facture, « mon conseiller »… « j’ai vu ça dans « mon » espace Machin-chose »… Ou du moins d’une absence de réticence : c’est normal, qu’on dise « mon ». Ce « mon » qui finit par annihilier quelque chose (mais quoi ?).
C’est à dire aussi qu’on finit par y croire que de « soi » qu’il s’agit, et c’est insidieux parce que la confiance (crédulité ?) s’installe dans cette possession virtuelle : de là à accepter un appel vers un numéro surtaxé pour des « privilèges exclusifs », qui feraient partie de « ma » sphère, à savoir un engagement de x années à utiliser ceci ou cela…
Et j’imagine déjà avoir bientôt à lutter en classe contre une certaine conception de la littérature : « Vous aussi créez votre roman dans votre espace privilèges » : une moulinette informatique où l’on choisit des noms de personnage, des événements-clés… Le tout fourni avec un accès de tant par mois, avec garantie de pub, relecture gratuite (par quelques profs reconvertis…), etc. Quelques « romans » mis en évidence sur une page d’accueil… Et le mot « roman » voudrait ensuite dire cela…
En classe, puisqu’on ramera pour essayer de tuer le personnage, on verra peut-être alors des extraits de Claude Simon dans les manuels, pour remplacer Mérimée ou Maupassant ? Un siècle de retard, comme aujourd’hui le programme semble s’arrêter à l’après-guerre… De même que « théâtre » ne veut pas dire « costume d’époque », etc.
J’ai l’impression qu’il y a une énorme demande d’autorité (« M’sieur, y’a du bruit, j’comprends rien, faites quelque chose »), or l’autorité cognitive (pas lu l’article encore mais le terme est parlant) se fond progressivement avec la commerciale, qui récupère (agrège) des contenus ailleurs, accessibles aux plus initiés sur des sites plus austères (ou moins clignotants… (quel élève de 3e qu’on envoie sur un site littéraire va y rester plus de 30 secondes s’il n’a pas l’obligation d’y chercher quelque chose ?)…
Voir par exemple toutes ces pages d’accueil « portails » qui fournissent une pseudo-information (quelques dépêches classées)… Pseudo parce que la balle est dans le camp de celui qui regarde, à qui on jette en pâture la surface des choses sans se soucier de la façon dont il la creusera. Bien sûr on peut se faire sa page d’accueil, mais qui le fait vraiment… Oui mais combien ne se contentent pas que de ces dépêches ? Et puis devant la masse, on a ses repères : la même couleur, le même logo, le même numéro de téléphone pour le gaz, l’internet, l’eau et la lecture…
Ceux qui savent fouiner parce qu’ils produisent par ailleurs et « bidouillent » au sein des processus à l’oeuvre derrière une publication, et ceux qui se laissent guider par un portail gratifié d’un « votre » par leur fournisseur d’accès ? Caricature ?… J’ai l’impression qu’il y a urgence à travailler là-dessus, mais ça va vite et le sentiment d’être à contre-courant prend vite le dessus.
Piste : associer les élèves à un processus « limité » de publication (blog collectif par exemple) : on devient son propre public, avant de chercher le « trop cool on va être célèbres ». De là peut-être plus facile d’avoir un regard critique sur ce qui est « proposé » ailleurs ? Et on ne serait pas seulement clients de la même « entreprise », communiant autour de contenus triés par elle, mais une classe qui se choisit un contenu.
Ça imposerait aussi que la salle informatique soit accessible, mais on déborde…
En tête, souvenir d’un petit texte d’Henri Michaux : (où ? livres dans des cartons. Merci à ceux qui retrouvent le titre exact…) « des langues et de l’envie / la nécessité de s’en défier »… Il y est question d’une langue qui servirait, mais pas trop : à peu. C’était un Fata Morgana je crois, à découper, avec des séries de signes. « Mouvements » peut-être ?