Dans ce qui va être le dernier billet de son blog « Black Plastic Glasses », Evan Schnittman, aujourd’hui Directeur des ventes et du marketing groupe (papier et numérique) chez Bloomsbury, explique pourquoi il a décidé d’arrêter. Le déclic s’est produit alors qu’il se trouvait dans une réunion de préparation d’une conférence sur le numérique dans l’édition, et Evan a participé à quantité de conférences de ce type. Il a eu soudain une impression de déjà-vu, puis, s’est rendu compte qu’il ne s’agissait pas d’une impression de déjà-vu : il était bel et bien en train d’entendre parler – et de parler lui-même – des mêmes concepts, de concocter des tables rondes et des ateliers sur les mêmes thèmes, de chercher des titres pour les mêmes sessions que lors d’une réunion identique, dans la même pièce, avec les mêmes gens, un an avant… Il a alors pris conscience du fait que quelque chose avait changé. Que ce qui avait alimenté ces conférences, que ce qui lui avait donné envie de bloguer, c’était le surgissement de quelque chose de nouveau et la nécessité de partager avec les autres personnes conscientes de l’importance de ce virage qui s’annonçait, et de l’importance de développer des réflexions et de diffuser les idées relatives à ce qui commençait à se passer. Lorsqu’il avait commencé à participer à ces réflexions, ces conférences, ces conversations dont son blog intitulé « Black Plastic Glasses » faisait partie, il s’occupait de développement numérique aux presses universitaires d’Oxford.
Mais plusieurs choses ont changé depuis cette époque, nous dit-il :
« Nous avions la même discussion parce que nous parlions du numérique comme s’il s’agissait d’une nouvelle manière de penser, de publier, de vendre etc. Nous faisions cercle autour de la carcasse d’un sujet qui avait déjà été débattu à l’infini, parce qu’il ne s’agissait alors que de spéculations et de postulats. Et rien n’alimente mieux les débats et les discussions que la spéculation et les postulats.
J’ai réalisé à ce moment précis que le monde de l’édition est déjà si radicalement transformé par le numérique, que le numérique n’est plus un sujet à part/sous-domaine/thème/raison d’être. Le numérique a cessé d’être une entité indépendante, isolée, séparée; le numérique est aujourd’hui intriqué dans l’ensemble des processus du monde de l’édition. Ainsi, alors que nous étions assis à essayer de déterminer le thème d’une conférence qui se tiendrait devant des centaines de participants et des milliers en plus en vidéo et sur Twitter, nous nous sommes retrouvés rivés à ce qu’il serait possible et utile de discuter.
Nous ne pouvons plus nous permettre le luxe de discuter ouvertement de tous les sujets, parce que tous ces sujets sont aujourd’hui le fondement de notre activité d’entreprise. L’édition est numérique et chaque chose que nous faisons est désormais basée sur le numérique. Toute discussion authentique sur la manière dont nous approchons les affaires est une discussion sur le cœur de notre stratégie… et cette discussion est en général, sinon toujours, une discussion qui ne peut avoir lieu qu’au sein d’un cercle très limité. »
L’autre raison donnée par Evan à l’arrêt de son blog, c’est son changement d’employeur. Lorsqu’il travaillait pour les presses universitaires d’Oxford, il observait en quelque sorte de l’extérieur le monde du « trade publishing » – l’édition commerciale ou grand public – alors en devenir. Il occupe aujourd’hui un poste important chez Bloomsbury, au cœur de la mêlée.
Bon, me direz-vous, mais qu’est-ce que ça peut bien te faire, que cet Evan Schnittman arrête son blog ? Et bien ça me fait. Parce que lorsque j’ai eu l’occasion de rencontrer Evan Schnittman l’an dernier à New York, c’est justement de nos blogs respectifs que nous avons discuté, et de ce que le fait de bloguer l’un et l’autre nous avait apporté. Evan était encore alors chez Oxford University Press où il avait reçu notre petit groupe, et nous avions été très impressionnés par cette rencontre, par la clarté de sa vision, et la manière dont il analysait les enjeux du moment, la place des différents acteurs. Je l’ai aussi entendu à la Foire de Londres, lors d’une brillante intervention où il comparait les positions respectives de Google, Amazon et Apple vis à vis du livre numérique.
Je me pose parfois des questions sur le fait de continuer à bloguer. Nous n’en sommes pas encore, en France, au même stade d’intégration du numérique dans le monde de l’édition qu’au Royaume Uni et à fortiori aux USA, pays dans lesquels opère Bloomsbury. Ici, peut-être avons-nous encore besoin de conversations, même si les choses se mettent en place et que nombreux sont ceux qui ne se contentent plus depuis longtemps de supputer et de discourir.
Evan termine son billet avec une photo : lui et ses nouvelles lunettes, lui dans une nouvelle époque. Il précise qu’il ne renonce pas à bloguer. Il clôt une période, celle où il portait des lunettes à monture de plastique noir, et celle où il bloguait sur l’impact du numérique sur le monde de l’édition.
Moi, pour l’instant, j’attrape mes lunettes de soleil, et je vous dis à bientôt.