Hubert Guillaud, sur La Feuille, attire notre attention sur cet article de Craig Mod, et j’ai envie moi aussi d’y faire écho ici. Pour mettre en avant d’autres remarques de Craig qui me semblent également pertinentes. Et pour partager avec vous une de ces petites découvertes que nous réserve parfois le web.
Craig Mod possède un iPad, et il est fort mécontent de la qualité de lecture que lui proposent les deux applications qu’il cite, iBooks et Kindle.app. Ce n’est pas le terminal qui est en jeu ici : il n’a rien à reprocher à la qualité de l’écran, ni au poids du iPad. Non, ce qui ne va pas, c’est ce qu’il a sous les yeux : des textes mal présentés, comme si le savoir faire en matière de mise en page avait été oublié, comme si, en abandonnant l’encre et le papier, on abandonnait aussi toute exigence en matière de traitement du texte écrit. Il déplore ce sur quoi beaucoup d’autres se pâment : la métaphore du livre à laquelle les développeurs du lecteur iBook se sont soigneusement attachés, cherchant à offrir une expérience qui simule le plus finement possible l’expérience de manipulation d’un ouvrage imprimé. Résultat, pour faire de la place à cette métaphore, une partie de l’écran ne sert qu’à abriter le graphisme imitant des pages empilées les unes sur les autres, imitant sans aucune autre raison que celle de rappeler ce qui a disparu, le relief du livre, la déclivité des pages enserrée dans la reliure, et jusqu’à cet effet, déjà vu sur le web sur de nombreux feuilleteurs, de la page qui s’enroule et se tourne, petite performance infographique qui en jette toujours, qui produit son effet la première fois qu’on la voit. Tous les efforts se sont concentrés sur la restitution de l’objet disparu (le kitsch qui en résulte est détaillé abondamment dans le billet des designers d’Information Architect’s inc intitulé « Designing for iPad : Reality Check » ) et absolument pas sur la qualité de l’expérience de lecture, pas sur le texte, sur le détail de sa présentation, l’hyphénation, le traitement des veuves et des orphelines (termes parfaitement bien expliqués dans ce billet de Marc Autret.)
Hubert insiste également, au grand dam de ses premiers commentateurs, sur l’autre remarque de Craig Mod concernant l’absence d’exploitation par ces applications de lecture des métadonnées des livres. Même si, et on en a souvent discuté avec Hubert, je suis plutôt une lectrice solitaire, un brin sauvage, et que j’ai plus envie d’un tête à tête avec le texte que d’un accès aux traces de lecture des autres lecteurs, je conçois que ces fonctionnalités ont leur intérêt : pour certaines lectures, pour des lecteurs ne partageant pas ce désir d’intimité exclusive avec le texte qu’ils sont en train de lire.
Une certitude, l’informatisation de nos lectures autorise de nombreuses formes de suivi de celles-ci, de « pistage » pour traduire littéralement le terme « tracking », et ces données peuvent effectivement être partagées, de lecteur à lecteur. Elles intéressent également au plus au point tous ceux pour qui toute information précise sur nos habitudes est une matière première, celle qui permet à un marketing qui tente de segmenter de plus en plus finement le peuple des consommateurs de cibler précisément les acheteurs potentiels de tel ou tel produit. Certains vont jusqu’à imaginer que ces données (où s’arrêtent les lecteurs dans leur lecture, sur quelle page ont-ils buté, quel passage ont-ils sauté, quels retours en arrière ont-ils effectué…) puisse intervenir dans la fabrication des bestsellers, un peu comme ce qui s’observe à la télévision : si le spectateur n’est pas happé par l’action dans les trois premières minutes, il va zapper, si celle-ci se trouve ralentie, il va zapper, aussi l’écriture des scénari de série devient-elle toujours plus rapide, spectaculaire, au risque d’observer de véritables tics dans les figures narratives proposées aujourd’hui.
La disponibilité potentielle de ces données pose en premier lieu la question de la protection de la vie privée, car elles ont évidemment un intérêt commercial plus fort si elles ne sont pas anonymisées. Elle interroge aussi la nature des échanges culturels, le risque, à toujours se voir proposé ce qui est susceptible de nous plaire, d’enfermer petit à petit chaque lecteur dans une niche douillette correspondant à ses centres d’intérêt initiaux, et une difficulté à se confronter à l’inconnu, à s’exposer aux divines suprises, à accéder à ce qui est étranger, nouveau et souvent déconcertant au premier abord.
À propos de Craig Mod, j’ai retrouvé ailleurs sa trace sur le web : sur un site qui permet à des particuliers de financer des projets, nommé kickstarter. Le projet de Craig Mod est la réédition d’un ouvrage qu’il a coécrit avec Ashley Rawlings nommé « Art Space Tokyo », réédition sous forme imprimée et nouvelle édition sous forme numérique. Le principe du site est simple : chacun expose son projet, et indique la somme qu’il a besoin de réunir ainsi qu’une date butoir pour le démarrer. Les donateurs ne sont débités que si la somme plancher est atteinte à la date indiquée. Craig et ses associés avaient indiqué qu’ils avaient besoin de 15 000$ avant le 1er mai, la somme est déjà dépassée de plus de 4000$, aussi verrons-nous bientôt ce « Art Space Tokyo », et pourrons-nous tester sa version iPad, qui, nous dit Craig, devrait mettre en pratique ses observations concernant la lecture sur iPad.
(enfin un commentaire qui me remonte le moral, merci Virgine).